Alliances.

Des alliances contre l’agrobusiness ! Ce qu’on retient du tour des fermes avec CR:

Durant la dernière semaine de janvier, certaines militantes de Code Rouge ont parcouru la Belgique pour parler avec des agriculteur·ice·s. Pourquoi avoir fait cela, qu’en avons-nous appris et quel est le contexte plus large de convergence des luttes ? Depuis le GT Alliances, nous voulons partager cette histoire avec vous.

(Trop long ? Passez au bas de la page pour les conclusions!)

Que fait le groupe de travail Alliances ?

L’objectif principal de ce groupe de travail est d’établir des liens avec les syndicats afin de dialoguer avec les travailleur·euse·s des industries que nous ciblons et leurs représentant·e·s. Nous voulons parvenir à une interprétation commune des liens entre les luttes environnementales et la lutte des classes.

Nous luttons tous·tes contre un système qui place la maximisation du profit avant l’équité, le bien-être et la justice environnementale. Ce système, nous l’appelons le capitalisme néolibéral*. Si nous voulons le transformer, nous devons faire front commun et comprendre quelles en sont les implications pour chacun·e. Par exemple, lorsque nous demandons la fin de l’industrie fossile, nous demandons une réappropriation collective (et une socialisation) de la production d’énergie. De manière générale, les décisions devraient être prises par les personnes qui en subissent les conséquences.

Nous continuons à rencontrer des syndicalistes afin de créer des espaces de dialogue, d’apprendre à nous connaître, et d’apprendre de notre histoire respective de mobilisations de masse. Vous êtes invité·e·s à participer à ces rencontres (invitations via les canaux CR), ou à rejoindre d’autres espaces comme les assemblées et mobilisations de Commune Colère.

Dans un contexte où les revendications agricoles se font de plus en plus fortes, et inspiré·e·s par des alliances telles que celle des Soulèvements de la Terre avec des agriculteur·ice·s contre les méga-bassines en France, nous pensons qu’il est temps pour nous de se rapprocher  aussi du monde agricole.

*Le capitalisme néolibéral repose sur une longue histoire d’oppression, y compris le racisme, le patriarcat, le capacitisme, … En mettant l’emphase sur le néoliberalisme, nous denondons la collaboration des institutions de l’état et le soi-disant « libre marché » qui permettent l’accumulation sans limite des richesses par une élite privilégiée.

Rompre les discours qui opposent l’agriculture et l’environnement

Le thème de #CR5 n’est pas sorti de nulle part. Il est nourri par une longue histoire de luttes paysannes et agricoles contre les inégalités sociales, et pour la défense des savoirs et des territoires. Cette problématique, bien qu’elle puisse sembler lointaine pour les citadin·e·s qui sont de plus en plus éloigné·e·s de la production agro-alimentaire, appartient pourtant à chacun·e. La façon dont nous nous nourrissons et dont nous distribuons le droit d’accès à la terre – agricole ou pas – définit encore la manière dont nous faisons société. Depuis les esclaves dans les plantations, aux travailleur·euse·s agricoles sans terre, en passant par la main-d’œuvre migrante sous-payée et les agriculteur·ice·s endetté·e·s, l’histoire montre  que la production alimentaire a toujours été synonyme d’exploitation, et son contrôle est un moyen d’obtenir du pouvoir. La nourriture est devenue une marchandise, un moyen d’obtenir du profit – elle a été dissociée de sa valeur d’usage pour prendre une valeur d’échange. Depuis la colonisation et la mondialisation du commerce international, elle est aussi devenue un enjeu géopolitique.

C’est pourquoi dans la lutte globale pour la subsistance, l’autodétermination et la justice environnementale, des peuples se mobilisent pour défendre la souveraineté alimentaire.

Depuis plus de 60 ans, les politiques agricoles européennes influencées par des lobbyistes ont radicalement industrialisé l’agriculture, en recourant massivement aux combustibles fossiles, aux engrais et aux pesticides, en favorisant la production, la transformation et la vente au détail à grande échelle, et en concentrant la propriété foncière. Leur volonté était clairement exprimée : il fallait diminuer le nombre de fermes. Concrètement, les agriculteur·ice·s disparaissent – en Europe, il en reste moins de 2 sur 10 depuis les années 1960 – et l’agriculture évolue vers un modèle capitaliste où ce que signifie ‘être agriculteur·ice’ change radicalement. Cela a des conséquences considérables pour tout le monde. Et c’est pourquoi les récentes manifestations agricoles sont si importantes, surtout pour un mouvement comme Code Rouge.

Lorsque les journaux titrent « Les agriculteurs luttent contre les normes environnementales », le message simplifié serait que les agriculteur.ice.s sont en colère contre les activistes climatiques urbains qui ont rendu leur travail plus difficile en influençant les politiques. Cette image est incomplète et malhonnête. Le rôle de l’agrobusiness est complètement effacé, tout comme la diversité des voix et des luttes agricoles et paysannes.

Un sentiment partagé par de nombreux agriculteur·ice·s aujourd’hui est le suivant : « Nous nous sentons constamment jugé·e·s sur la manière dont nous faisons notre travail par des personnes qui n’ont aucune idée de notre quotidien et des pressions économiques que l’on subit. » Cela doit changer. Si nous voulons reprendre en main notre système alimentaire, nous ne pouvons pas laisser le capitalisme diviser pour mieux régner. Plus que jamais, nous devons nous rencontrer, nous soutenir et nous faire confiance.

Avec le désir de combattre des ennemis communs et de construire ensemble l’avenir, nous avons organisé des réunions dans plus de 10 fermes à travers la Belgique et avons rencontré plus de 80 agriculteur·ice·s : des petit·e·s producteur·ice·s de légumes bios, des paysans-boulangers, des éleveur·euse·s bovins conventionnels,… Nous avons présenté Code Rouge, nos luttes, nos actions, puis nous nous sommes tu·e·s et nous avons écouté.

Ce qu’il faut retenir de nos visites dans les fermes

Les agriculteur·ice·s ont exprimé, à l’aide d’exemples très clairs, la complexité de la situation dans laquelle ils et elles se trouvent aujourd’hui : une pression économique énorme et une vie professionnelle très exigeante, le désir de faire un travail essentiel mais très peu reconnu, l’érosion de la vie rurale et la distance croissante avec les personnes non-issues du milieu agricole (NIMA), l’isolement social, les charges administratives, le sentiment d’être abandonné·e·s par des politiques publiques commerciales telles que le traité UE-Mercosur… 

Beaucoup d’éléments ont été répétés plus d’une fois. Malgré des expériences quotidiennes différentes, beaucoup s’accordent à dire que quelque chose doit changer pour permettre aux agriculteur·ice·s de vivre décemment de leur travail, de produire de l’alimentation de qualité pour une consommation locale, et de prendre soin de l’environnement rural.

Les participant·e·s ont décrit ce que l’agrobusiness signifie pour elleux. A différentes échelles, les agriculteur·ice·s sont dépendant·e·s du complexe agro-industriel – de son infrastructure ; pour vendre leurs produits ; et pour acheter semences, engrais et pesticides. Code Rouge doit comprendre cette dépendance pour bien savoir ce que l’on veut dire lorsqu’on dénonce l’agrobusiness. Les conséquences de nos actions et de nos paroles ne doivent pas retomber sur les agriculteur·ice·s. Certain·e·s ont évoque les impacts économiques potentiels de notre action, mais malgré tout, beaucoup d’entre elleux soutiennent notre mode d’action. Cependant, celui-ci ne leur est pas toujours accessible en raison des risques et de l’investissement en temps que celui-ci implique.

Nous avons eu des conversations intéressantes sur la stratégie : comment créer des alliances durables et utiliser tous les outils à notre disposition (se syndiquer, l’éducation, l’action directe, le soutien aux alternatives…) afin de parvenir à un système agro-alimentaire différent.

Enfin, il nous semble important de mettre en avant le fait que beaucoup d’agriculteur·ice·s sont victimes d’une méfiance institutionnalisée envers leur savoir et leur expertise. Au cours des derniers siècles, les décisions concernant l’agriculture ont de plus en plus été prises « du haut vers le bas », par des personnes et des institutions qui ne travaillent pas elles-mêmes la terre. Et pourtant, personne n’a une connaissance aussi intime et localisée de la terre et des animaux que les agriculteur·ice·s elles et eux mêmes. Les décisions devraient être prises par celles et ceux qui en subissent les conséquences, et la terre devrait appartenir à celles et ceux qui la travaillent.

C’est pourquoi nous devons faire un acte de foi qui n’a pas été fait depuis trop longtemps : rendre aux agriculteur·ice·s leur propre voix. Code Rouge ne devrait pas devenir encore une institution qui impose son discours en portant atteinte à l’autonomie des agriculteur·ice·s, ajoutant à toutes les autres pressions économiques et administratives. Tous·te·s nos interlocuteur·ice·s nous ont remercié·e·s de notre intérêt pour leur situation et de notre volonté d’écouter sans jugement. Voici quelques-unes de leurs citations qui nous ont le plus marquées. Une chose est sûre : il faut maintenir ces conversations actives si nous souhaitons construire un mouvement plus fort et plus large pour la justice sociale et environnementale.

Quelques citations d’agriculteur·ice·s

« Ce que fait l’agrobusiness est vraiment mesquin, parce qu’ils ont besoin des agriculteurs. Ils nous maintiennent la tête hors de l’eau, au bord de la noyade. Mais toujours dépendants. »

« Nous parlons beaucoup de la perte de biodiversité, mais ce qui me préoccupe, c’est la perte de savoir. Si nous voulons faire les choses correctement, il faut que beaucoup plus de gens se lancent dans l’agriculture. Il faut éduquer. » / « En même temps, il est irresponsable d’encourager les gens à se lancer dans l’agriculture maintenant. Ils ne parviendront jamais à gagner leur vie à cause du prix de la terre. Les petites exploitations font souvent faillite au bout de 4 ans. »

« Ce que j’ai apprécié lorsque vous m’avez contacté, c’est que je ne me suis pas senti jugé. Nous avons parfois l’impression que des personnes extérieures au secteur ont toujours des opinions négatives sur l’agriculture. Il est agréable de voir que d’autres personnes s’intéressent au problème. Nous aurons toujours besoin de manger. »

« Les agriculteurs ont l’impression d’être traités comme des criminels par l’administration et l’AFSCA. Tout ce qui compte pour eux, ce sont les chiffres, mais c’est complètement déconnecté de notre réalité. »

« Lorsque j’étais jeune, dans ma classe de 25 élèves, 3 enfants sur 4 avaient des parents agriculteurs. Aujourd’hui, mes petits-enfants sont les seuls. Les gens sont aujourd’hui déconnectés de l’origine de leur nourriture ».

« L’Europe est hypocrite de pénaliser les agriculteurs sans fermer les usines de phytosanitaires et pharmaceutiques. On se vante de ne plus utiliser ces produits alors qu’on les envoie en masse ailleurs, pour détruire leur paysannerie et importer de la nourriture low-cost. » 

« Je me demandais ce que ces écolos radicaux me voulaient, mais je suis venue par curiosité. Je suis contente d’être venue parce que j’ai l’impression que nous avons plus de choses en commun que je ne le pensais ».

« J’ai rencontré Georges-Louis Bouchez et je lui ai dit qu’il y avait un problème avec le prix du foncier, qui a plus que décuplé. Il m’a dit ‘ Allez emprunter à la banque’. Je lui ai dit, la banque ne me prêtera jamais, il faudrait que je vende mon fromage à 300 € du kilo pour pouvoir rembourser. Il m’a dit : « Alors, nous irons produire là où c’est moins cher ». »

« Comment faire face au fait que certains agriculteurs veulent gagner plus d’argent et n’hésitent pas à s’emparer des terres de leurs voisins ? Quand on est en concurrence, on s’entretue. »

« J’aimerais que les gens comprennent que l’agriculture ne doit pas être une activité économique. »

« Vous devez comprendre que les produits agricoles bruts ne sont pas profitables à la vente. C’est ce qui attire les gens au supermarché, mais ils font leurs profits sur tous le reste (des produits transformés, etc.). Nous sommes la seule industrie qui puissent vendre ses produits au-dessous du coût de production. »

« Le truc, c’est que c’est difficile de mettre la pression (à l’agrobusiness). Si je ne veux pas vendre mon lait au prix qu’ils offrent, je peux le garder 3 jours, et après ça, il sera pourri et ne vaudra plus rien. Ils le savent. En Wallonie, les agris montrent plus de solidarité. Quand ils décident de ne pas vendre à un prix trop bas, les agris jettent leur lait, mais ici en Flandre, lorsqu’on essaie de mettre la pression au moins un agri va céder et vendre son lait au prix demandé par les acheteurs. Donc c’est difficile de faire pression en tant qu’agri, car tout ce qu’on produit se gâte rapidement et perd de sa valeur, et tout le monde le sait. »

« Même si, en privé, beaucoup de (jeunes) agriculteurs se montrent critiques à l’égard du système actuel, il existe un énorme sentiment de fierté et il est difficile de parler d’alternatives dans des espaces où domine une certaine forme de masculinité. »

« Pendant le Covid, nous avions de l’espoir parce que les gens revenaient pour acheter directement à la ferme. Aujourd’hui, tout est redevenu comme avant. Qu’est-ce qui doit changer pour que les consommateurs se sentent plus concernés ? / « Faut-il laisser les gens mourir de faim avant qu’ils ne comprennent tout ce que nous faisons pour eux ? »

« Comment se fait-il que nous devions payer pour obtenir la certification biologique ? Au lieu de devoir payer quand on fait mal les choses, ils nous font payer pour essayer de bien les faire. »

« Nous nous sentons parfois jugés et attaqués par des consommateurs soucieux de l’environnement, mais qui ne voient pas comment l’agrobusiness les empoisonne, comment elle traite les animaux, comment elle nous exploite. »

« 70 % du PIB belge est consacré à la production de biens et de services qui ne sont pas vraiment essentiels. Quand allons-nous remettre de l’ordre dans nos priorités ? »

« Le problème n’est pas seulement de penser différemment, mais aussi d’agir différemment. Les jeunes agriculteurs héritent aujourd’hui d’exploitations avec une dette moyenne de 1 million d’euros. Par où commencer ? Qui va les aider ? »

« Je dis toujours : personne ne dit au boulanger comment faire son pain, pourquoi est-ce que tout le monde pense pouvoir dire à l’agriculteur comment faire son travail ? »

« Prenez les engrais par exemple. On ne peut utiliser qu’une certaine quantité d’engrais naturel (le fumier) que produisent mes vaches. Par contre, je peux le remplacer par autant d’engrais chimiques que je veux, alors qu’ils sont bien plus nuisibles pour l’environnement. Il n’y a pas de réglementation qui s’y applique, et ils sont très chers. Je ne peux pas rendre ma ferme plus circulaire à cause de règles incohérentes. »

« Le problème, c’est aussi que les consommateurs ne veulent pas payer le prix juste. Ou alors, ils ne peuvent pas car le logement est devenu tellement cher comparé à il y a quelques années. »